Un jour de printemps moche, à Paris. Le but de l'itinéraire n'est pas de nature à égayer l'humeur : il s'agit d'aller à l'hôpital de La Salpêtrière (13e arrondissement). Noble architecture à l'entrée et jusqu'à la chapelle. Ensuite, les choses se gâtent. Des bâtiments sans caractère enserrent des cours, terre grise, flaques et panneaux indicateurs des services à tous les angles.
Gilles Tondini a affirmé qu'il fallait absolument aller à La Salpêtrière. Tondini, bien qu'il connaisse le chemin par cœur, n'est pas médecin, mais photographe. Ce que nous venons voir, c'est ce qu'il explore et archive depuis plusieurs années, une forme d'art singulière qui n'existe que dans les hôpitaux français : les peintures de salle de garde.
Nous arrivons devant un immeuble bas. Aucune indication sur la porte, mais un digicode qui finit par céder. Derrière la porte, la salle de garde du service de chirurgie de La Salpêtrière.
UNE ABONDANCE DE DÉCORS
Surprise serait un mot faible. Imaginez une pièce assez vaste. Un tissu mauve drapé descend du plafond le long du mur du fond. A ce plafond est attachée une grande roue divisée en triangles. Les fenêtres ont été remplacées par des vitraux. Des peintures murales couvrent les murs sur toute leur hauteur et toute leur largeur. Sur ce qu'elles représentent, on reviendra plus tard. D'un angle à l'autre, en diagonale, un fil est tendu, chargé d'images en noir et blanc, dont le symbole de la flibuste, crâne blanchi et sabres croisés.
Une telle abondance de figures et de décors créerait une sorte d'harmonie si des tables d'une scandaleuse blancheur et des chaises façon salle de classe ne la rompaient. Ce mobilier rappelle sans ménagement la fonction de cette pièce : être le réfectoire où internes et médecins prennent leurs repas ou peuvent venir se restaurer entre deux opérations ou deux auscultations. La cuisine est juste à côté et quelqu'un a oublié d'y ranger les corbeilles où du pain rassit. Il est à peu près dix-sept heures et personne ne se nourrit ou ne se repose.
Les habitudes de l'historien d'art reviennent vite. Passé le premier étonnement, il est temps d'entreprendre l'inventaire des styles et des sujets. Pour ces derniers, un instant suffit car il n'y a guère que deux genres : d'une part le portrait, d'autre part le sexe. Les portraits, ce sont des femmes et des hommes familiers de ces lieux, internes et médecins donc.
Etant donné le soin avec lequel ils sont exécutés, on ne doute pas que la photographie ait servi et que la ressemblance soit soignée. Pour le sexe, il est figuré dans toute la variété de ses dimensions, combinaisons et fantaisies – et dans des styles graphiques et picturaux disparates. On s'attendait à ce règne du phallus. Il n'en reste pas moins déconcertant que son exaltation soit si insistante.
Et si constante. On le vérifie en passant de La Salpêtrière à La Pitié en quelques pas et un escalier. Ici, la salle de garde, si son mobilier est aussi contemporain, a conservé pour l'essentiel des peintures dont l'état de conservation – médiocre – et le style presque réaliste indiquent qu'elles sont anciennes. Des groupes sont dispersés dans un paysage verdoyant ; ce ne sont cependant pas les arbres et les talus herbeux qui se remarquent d'abord mais les dames pâmées aux jupes retroussées, les virilités démesurées et des usages "unappropriate" (inappropriés), comme dirait la justice américaine, de légumes oblongs.
UNE TRADITION ANCIENNE
Hôpital Antoine Béclère, Clamart (Hauts-de-Seine).Gilles Tondini
Cet art obscène hospitalier français relève d'une tradition ancienne et abondante. Ancienne car elle date sans doute du Moyen Age et des "chirurgiens-barbiers". Abondante puisque Gilles Tondini a publié des reportages réalisés dans dix-sept hôpitaux de Paris et de la région parisienne et qu'il poursuit méthodiquement son enquête.
Au-delà de leur étrangeté et de leur pornographie, qui peuvent faire rire ou scandaliser – c'est affaire personnelle –, ces images sont au plus haut point intéressantes. Le plus curieux est qu'elles ont été peu étudiées jusqu'à aujourd'hui. Deux livres seulement leur ont été consacrés, celui – introuvable – de Jacques Le Pesteur (Fresques de salles de garde, Ramsay, 1980) et donc, l'an dernier, celui de Tondini et de sa complice Marie Bouchon, L'Image obscène (Mark Batty Publisher).
Il propose une visite de ces salles, inaccessibles d'ordinaire, où les internes en médecine entretiennent des rites et des images qui exaltent les plaisirs de l'érotisme. Dans ces enceintes vouées à la maladie et à l'angoisse que sont les hôpitaux, il est un lieu où Eros et Thanatos font infatigablement la noce. Voilà qui vaut bien explications et analyse.
RESPECT DES USAGES
Premier point : les rites. Pourquoi une roue genre roue de loterie est-elle accrochée au plafond à La Salpêtrière ou au mur à La Pitié, à Saint-Louis (1oe arrondissement) ou à Saint-Vincent- de-Paul (14e arrondissement) ? Parce qu'elle assure la régulation des rapports entre les membres du groupe que forment les internes.
Comme il se doit dans toute structure sociale de ce type, un vocabulaire particulier s'est constitué. Le maître est nommé "économe", interne choisi par ses pairs et chargé de la gestion de la salle et de l'organisation de festivités, repas sortant de l'ordinaire appelés "améliorés" et soirées costumées (ou peu vêtues) appelées "tonus".
L'"économe" veille au respect de certains usages dans les relations et les attitudes de ses "administrés". Ceux-ci sont des internes, parfois des "fossiles" – anciens internes devenus médecins – et, plus rarement, les "parasites", invités ou tolérés pour un déjeuner par l'"économe".
Un "administré" qui, par étourderie ou mauvaise humeur, manque à une règle de conduite doit se soumettre au hasard de la roue. Quand celle-ci s'arrête, l'aiguille détermine la punition – dite "taxe". Le hasard peut être généreux – une chanson suffira – ou plus sévère, l'essentiel étant que la loi soit rétablie, comme dans toute société, des plus archaïques aux plus modernes.
L'existence d'une langue secrète est non moins traditionnelle, comme le sait tout curieux d'anthropologie. Les peintures ne peuvent être considérées en dehors de ce système : ce ne sont pas des décors, mais des éléments visuels indissociables de ces coutumes, comme le sont les déguisements, les chants paillards ou les processions.
Ces peintures sont au cérémonial de la salle de garde ce que les fresques ou les mosaïques étaient jadis aux cérémonies religieuses. Des allusions à celles-ci – parodiques évidemment – apparaissent, du reste, souvent, Vierge Marie changée en reine des putains et moines fornicateurs.
Deuxième point : ces images couvrent des murs entiers et se glissent jusque dans les recoins sombres. Elles peuvent être en partie masquées par un réfrigérateur ou un panneau d'affichage, graffitées partout où la main peut atteindre, maculées de taches suspectes. Elles ne sont pas "respectées", au sens muséal du mot.
Elles ne sont qu'exceptionnellement signées et, le plus souvent, malgré des inspections attentives et des questions, il est impossible de savoir si elles ont pour auteurs des internes doués pour le dessin, des élèves d'une école d'art mandatés pour l'occasion ou des artistes plus avancés.
Cet anonymat est normal, puisque ce ne sont pas des œuvres d'art mais des représentations rituelles. En principe, quand un nouvel "économe" prend ses fonctions, une nouvelle peinture doit être exécutée, sur une zone encore vierge ou en recouvrant une peinture antérieure. De là les recouvrements complets ou partiels, les ajouts inattendus, les corrections ou compléments.
DES MŒURS DÉCONCERTANTES
Pour le visiteur – "parasite" s'il en est –, ces mœurs sont déconcertantes. Les "administrés" des salles de garde ont fait de longues études. Ce sont des spécialistes et, pour certains, des chercheurs. Pour autant, leur rapport à ces images est direct, immédiat, sans inhibition – rapport de nécessité et non de contemplation.
Dans le monde actuel, il est de plus en plus rare d'observer de telles relations à la représentation picturale. En ce sens, les peintures des salles de garde fonctionnent comme d'autres images produites en marge des beaux-arts et du jugement de goût, celles des prisonniers ou celles des pensionnaires des hôpitaux psychiatriques, les "fous".
Comme par hasard, l'une des rares peintures de salle de garde dont la mémoire a été conservée est celle qui fut exécutée en 1936 à Sainte-Anne (13e arrondissement), hôpital psychiatrique et l'un des premiers endroits en France où l'art asilaire a été étudié en tant que tel. Le maître d'œuvre de cette peinture collective était un surréaliste méconnu, Frédéric Delanglade (1907-1970), qui y travailla en compagnie d'Oscar Dominguez, Jacques Hérold, Marcel Jean et d'autres peintres proches du surréalisme.
Elle fut – évidemment – détruite durant l'Occupation, alors que Delanglade était caché à l'hôpital psychiatrique de Rodez (Aveyron), celui où était enfermé Antonin Artaud. Ce n'est qu'un détail, mais symptomatique de ce dont relèvent aussi ces peintures : l'enjeu est que puissent surgir des images où pulsions et fantasmes sont mis à nu, hors de toute censure. André Breton aurait été enchanté par le livre de Tondini.
Impossible en effet de ne pas en revenir à la sexualité et à l'obscénité. Elles règnent, exubérantes, déchaînées, transgressives, burlesques, monstrueuses parfois. Inutile d'énumérer les motifs anatomiques les plus fréquents : ils sont prévisibles. Ils sont figurés d'innombrables façons, dans des styles graphiques de toutes sortes, des plus brutaux – façon graffiti de pissotière ou de caserne – à de très habiles, qui témoignent d'autant de dextérité manuelle que de mémoire artistique.
Les allusions mythologiques ne sont pas rares, ni celles qui s'adressent à la bande dessinée – Mickeys ithyphalliques –, au cinéma, à la publicité et aux maîtres anciens – Georges de La Tour à Saint-Antoine, Michel-Ange un peu partout. L'essentiel est que ce soit gros, très gros. L'allusion, le sous-entendu ne sont pas de mise. A l'inverse, la répétition des motifs sexuels et l'agrandissement des organes sont, si l'on peut dire, obligatoires.
LE CULTE DU PLAISIR
L'explication qui vient à l'esprit est évidente : cette célébration hypertrophiée du phallus et du vagin tient de l'exorcisme. Là où la souffrance et la pensée de la mort dominent, il est nécessaire qu'un espace soit dévolu au culte de la fertilité et du plaisir. Comportement archaïque ? Sans aucun doute. Dans les cavernes du paléolithique, les pictogrammes sexuels abondent. Dans l'Antiquité, le dieu Priape était très vénéré. Le Minotaure, le taureau qui enleva Europe, les Centaures, les Satyres… on n'en finirait pas.
Il est profondément paradoxal en apparence et profondément logique en vérité que là où la vie humaine est aujourd'hui l'objet de recherches et de soins de la plus haute scientificité, le primitif installe néanmoins ses chambres. En dépit de l'attitude de l'administration, fort peu favorable à ce que des espaces soient "perdus", et alors que les architectes des nouveaux centres hospitaliers n'avaient pas prévu de salles de garde – tout au plus des halls avec distributeurs automatiques de nourriture et de boisson –, les "administrés" et les "fossiles" cotisent encore pour qu'il y ait toujours des salles de garde et qu'elles soient toujours largement peintes, selon les mêmes obsessions.
Tel est le cas à Robert Debré (19e arrondissement), inauguré en 1988, et ça l'est encore, plus récemment, à l'Hôpital européen Georges-Pompidou (15e arrondissement), ouvert en 1999. Gilles Tondini a même pu photographier des peintres au travail à Paul-Brousse (Villejuif, Val-de-Marne). L'inconscient ne veut pas mourir.
Source lemonde.fr